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18 octobre 2009 7 18 /10 /octobre /2009 06:30

Lorsque "optique catadioptrique" rime avec "sémiotique théologique" ;-)

 

Robert Campin
Saint Jean-Baptiste et le donateur, Henrich Von Werl (1438)
Madrid, Prado.


« Dans le volet gauche du triptyque Werl (1438), dont le panneau central est perdu, le Maître de Flemalle a lui aussi placé un miroir convexe derrière les personnages. Le tableau représente le donateur, le théologien Henrich von Werl, professeur à l’université de Cologne (...), accompagné de Saint Jean Baptiste. Ce dernier tient une Bible sur laquelle se trouve un agneau qu’il effleure de la main droite (Saint Jean Baptiste avait reconnu dans le Christ “l’Agneau de Dieu qui enlève le péché du monde.” Jean, 1,29). Entre les deux personnages se trouve un miroir convexe accroché à un clou grâce à une ficelle et plaqué contre la paroi de bois qui divise en deux parties la grande salle voûtée.
Comme dans le Mariage des Arnolfini, cet objet révèle l’existence d’éléments nouveaux. Il ouvre lui aussi la composition sur le monde extérieur : le reflet de la fenêtre fait apparaître deux maisons à hauts pignons. Le miroir convexe révèle également la présence de deux personnages qui se tiennent à l’autre extrémité de la pièce, près d’une porte ouverte, et qui regardent en direction du théologien et de Saint Jean Baptiste.

 


Saint Jean-Baptiste et le donateur, Henrich Von Werl (1438), détail.

 

La différence majeure entre ce tableau et celui de van Eyck réside dans le centrage de la composition. Ici, les spectateurs ne coïncident pas avec les personnages révélés par le miroir. Notre position est décalée vers la droite par rapport au centre de l’image. On peut s’interroger sur la raison d’être de ce glissement et sur d’autres aspects surprenants qui rendent ce tableau mystérieux : pourquoi le visage du Christ enfant est-il barré par une poutre ? Pourquoi le miroir ne renvoie-t-il pas l’image du théologien ? Pourquoi le fil qui retient le miroir est-il croisé ? Le mystère, dirait le Oscar Wilde du Picture of Dorian Gray, ce n’est pas l’invisible, c’est le visible…

Le miroir n’est pas positionné au centre de la composition, comme l’indique la ligne de fuite de l’ensemble et le regard du spectateur n’est pas, lui non plus, dans l’axe que soulignent les deux poutres verticales qui soutiennent la voûte. Il est permis d’affirmer que si le regard des personnages révélés par le miroir se porte sur le miroir convexe (comme cela semble être le cas), ce dernier, en vertu des lois de la catoptrique, doit leur révéler la présence des personnes qui regardent le tableau.

Le miroir est fascinant ici du fait de cette inclusion du spectateur dans un jeu de regards, un jeu d’observations qui se tisse au sein de la composition. A l’ailleurs représenté par la porte ouverte au fond du reflet répond l’ailleurs du regard que nous portons sur le tableau. Tourner le miroir convexe et en plaquer la face contre la paroi de bois permettrait de faire disparaître les lieux multiples que le reflet a révélés, de refermer le passage ouvert par l’artiste. C’est en tout cas ce que semble indiquer la torsion de la ficelle qui retient le miroir : il a effectivement été retourné et il est probablement le plus souvent face contre le mur. La scène représentée est le prétexte à un échange de regards, ce qui implique que le reflet que l’artiste a figé n’a pas un statut plus stable que celui qui s’offre aux yeux des personnages placés au fond de la pièce. En d’autres termes, c’est notre silhouette, à nous spectateurs ou le “spectre” du peintre, qui se trouve aussi dans le miroir, en même temps. Mais cet objet dit plus encore : il intrigue aussi par ce qu’il semble refuser de montrer. Un examen minutieux permet en effet de constater que Henrich von Werl n’apparaît pas dans le miroir : il se trouve derrière une porte entr’ouverte qui fait écran. L’analyse des jeux de reflets que contient le miroir convexe pourrait pousser à penser que le théologien entend s’inscrire uniquement dans le monde fini, délimité de la scène représentée afin de ne pas basculer dans le champ de l’image instable et illusoire que le miroir génère. En d’autres termes, le donateur est bien dans le réel et il refuse d’être vu autrement que dans le cadre de l’incarnation. Il refuse, pour citer les Écritures, (Paul, 1ère épître aux Corinthiens) d’être appréhendé “dans un miroir, obscurément”.

Mais l’indice le plus flagrant de l’importance que le peintre a accordée au regard se trouve dans un détail à l’arrière plan de la scène : c’est la poutre horizontale qui masque une partie de la grisaille représentant une statue de la Vierge à l’Enfant. Il serait erroné de penser que le but de l’artiste était de masquer au spectateur le visage de l’enfant. Par contre, en inversant le problème, il semble plus probable que le peintre ait fait en sorte que le spectateur ne puisse pas se trouver dans le champ de vision de l’enfant : si nous ne voyons pas son visage, c’est que nous échappons à son regard. Regard de pierre, mais regard tout de même et impossible échange. La statue du fond fait écho au phénomène qui affecte le miroir. L’artiste semble avoir placé le spectateur dans une position intermédiaire entre présence et absence puisqu’il est révélé à certains personnages par l’entremise du miroir mais caché à la vue du Christ. Une fois le miroir retourné, le spectateur échappe au regard de la statue, statue de pierre en grisaille entourée de statues de couleurs (Werl et saint Jean Baptiste), ainsi qu’aux personnages en retrait. Plus rien n’existe alors qu’une image qui s’abîme dans sa fixité. »

Jean.-Louis Claret,
dans “Shakespeare Fuit Hic : Reflets en quête de miroir”.
EREA 2.1 (printemps 2004), 32-40.

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